NOIRE EST LA NEIGE...

Beatriz est une sacrée pépée. À côté d'elle, la moitié des filles que vous voyez en couverture des magazines peuvent aller se rhabiller. Je pourrais vous mentir, vous dire qu'on l'a choisie pour son intelligence, pour sa bonne éducation mais j'ai pas envie de vous baratiner. Elle est divinement bien roulée, point barre. Une gueule d'ange, des seins à se damner, un charme diabolique mais pas un prix Nobel. Tout à fait ce dont on a besoin : une nana qui en jette tellement qu'elle est capable de faire passer la marchandise à travers les contrôles de sécurité, au nez et à la barbe des douaniers qui rêvent secrètement de lui faire une fouille au corps.
Ce qu'il y a de bien aussi avec Beatriz, c'est qu'elle nous mange dans la main. Au moindre faux pas, son frangin termine en pâtée pour chien. La petite sait que c'est pas du bluff : le cousin par alliance du neveu de sa mère est déjà passé à la casserole. Les dobermans l'ont bouffé en moins de cinq minutes. Quand vous avez dix ans, je vous garantis qu'une scène comme ça, ça vous marque à vie. Depuis, Beatriz est prête à faire n'importe quoi pour éponger les dettes de son crétin d'aîné. Les femmes... Je veux bien être compréhensif mais, des fois, trop c'est vraiment trop. Si j'avais été à sa place, moi, si j'avais grandi avec un dégénéré aussi cramé que Gilberto, un branleur qui, de son côté, n'avait jamais eu le moindre scrupule à me poignarder dans le dos des dizaines de fois, j'aurais moi-même appuyé sur le bouton du mixer. Enfin bon... Je dis ça mais, en même temps, ça m'arrange bien que la petite respecte autant les liens du sang : je peux lui faire confiance. C'est grâce à ça que je vais pouvoir l'accompagner à l'œil aux quatre coins du monde.
Parce qu'il faut que je vous précise un truc : Beatriz et moi, c'est du tout neuf. On s'envoie en l'air depuis à peine quarante-huit heures. C'est le patron qui nous a présenté. Il pensait qu'on pourrait faire du bon boulot ensemble. Je crois qu'il s'est pas trompé. Le patron, de toute façon, il se trompe jamais. Bon, à part aujourd'hui où son plan a complètement foiré... En même temps, à part le Tout- Puissant, qui pouvait imaginer qu'il y aurait une tempête de neige en plein mois d'avril et que notre avion serait dérouté sur Lyon ? Quand on y pense, c'est dingue : les hommes ont posé le pied sur la Lune, ils ont exploré le fond des océans, ils ont inventé des machines capables d'effectuer des milliards d'opérations à la seconde et, à cause de quelques foutus flocons, ils sont pas foutus de nous faire atterrir en terrain neutre à cent kilomètres de là ? Faudrait sérieusement qu'ils pensent à revoir l'ordre de leurs priorités, bordel !
Remarquez, la situation a quand même du bon : j'avais jamais vu de neige, avant, alors j'en profite. Beatriz et moi, on est resté collés à la vitre pendant au moins une bonne demi-heure à regarder le spectacle. C'était tellement beau, toute cette poudre blanche qui tombait du ciel que, si j'avais un cœur, je crois bien que j'aurais chialé. Mon seul regret, c'est de n'avoir pas pu emmener la petite dehors pour qu'elle puisse en prendre dans le creux de sa main. Saleté de zone internationale !
Pour se consoler, on fait du shopping mais y'a pas beaucoup de choix. Comparé à celui de Mexico, cet aéroport ressemble pratiquement à un aérodrome. Mais faut reconnaître qu'il a quand même de la gueule. Il paraît que le type qui lui a donné son nom était pas n'importe qui. Faudra que je me renseigne auprès des autres hôtesses quand elles auront fini de se taper les pilotes.
Le portable de Beatriz se met soudain à sonner. Elle me frôle d'une caresse, comme pour s'excuser, et décroche. Ça doit être le patron qui vole à notre secours. Il a dû trouver un moyen de me faire sortir d'ici. Je dois absolument être à Genève ce soir pour rencontrer un client. Comme les colombiens sont aussi sur le coup, c'est une course contre la montre : le premier qui se pointe là-bas remporte le deal. Et quel deal ! Rien que d'y penser, j'en frémis de plaisir. Si tout se passe bien, d'ici quelques mois, je remplierai les narines de tous les camés habitant entre Londres et Moscou !
La petite range son téléphone, le visage grave. Y'a quelque chose qui cloche... Beatriz ? Qu'est-ce qu'il se passe ? Qu'est-ce qu'il t'a dit, le patron ? Ses yeux rougissent, une larme coule le long de sa joue. C'était pas le patron... Mais qui donc, alors ? Je l'interroge encore mais elle me répond pas. Au lieu de ça, elle serre les poings, se retient de pleurer. Elle semble perdue. Regarde autour d'elle, réfléchit à ce qu'elle va faire. Je redoute le pire. Il n'y a qu'une seule chose qui a pu la mettre dans un état pareil. Gilberto... Pourquoi est-ce qu'il fallait que ça arrive aujourd'hui, putain ? Il pouvait pas attendre 24h avant de clamser ? Jusqu'au bout, il nous aura vraiment fait chier, celui-là ! La petite prend une profonde inspiration et se dirige d'un pas décidé vers les toilettes. J'essaie de la retenir. Beatriz ! Ne fais pas ça, réfléchis aux conséquences ! Le patron te fera la peau ! Mais elle ne m'écoute pas. La colère l'a rendu sourde.
Elle ouvre son sac. Me prend par la main et me jette sans ménagement dans la cuvette des chiottes. Échouer si près du but, c'est tellement con... Nos regards se croisent une dernière fois. Je la supplie de m'épargner mais elle est sans pitié. Je me noie. Je suis la poudre noire, pure et indétectable, la nouvelle saloperie tout juste sortie des labos du cartel de Zamora qui a tué son frère. Ironie du sort, lorsqu'elle tire la chasse, une annonce retentit au micro : la tempête de neige est terminée, le traffic va bientôt reprendre normalement. Tous les personnels navigants sont priés de rejoindre leur appareil.

J'ai le pressentiment que ma jolie hôtesse de l'air, tout comme moi, ne sera pas à bord.

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